Bonne Boum

Bonne Boum

Bruno Roggen

Un rêve se réalisa pour Georges Thoulain : après sa retraite, il acheta un bout de nature de près d’un hectare à Spa-le-Ruisseau. C'était loin du monde habité, dans un chemin de terre à Mouchefin, avec un bel étang à poissons qui occupait un peu plus des deux tiers de la propriété. L'étang était très poissonneux. On y trouvait quelques carpes de plus de vingt livres, et une famille de canards de Barbarie. Il y avait aussi une vieille maison de campagne fort délabrée, au milieu d'une verdure luxuriante, à l'abri des regards curieux d'éventuels passants.

Georges Thoulain était fou de joie, c'était le moins qu'on puisse dire. Il n'avait jamais pensé dans sa vie active de greffier départemental qu'il pourrait s'offrir une aussi belle propriété de campagne après sa retraite. Il en avait toujours rêvé lorsqu'il était encore greffier dans les bureaux moisis du gouvernement du département, Rue Docteur Guillaume Boule à Noissegne. Georges se sentait euphorique à chaque instant lorsqu’il se trouvait dans son domaine de rêve en train de faire des réparations indispensables à la maison de campagne, de tondre la pelouse, de pêcher un peu ou même simplement de s’asseoir là, sur l’une des anciennes chaises en bois qu’il avait récupérées de la maison de campagne.

Il voulait partager ce sentiment de bonheur avec d’autres, car il était un homme généreux et socialement responsable. Avec ses filles Angèle et Vérone, il discutait de ce qu’il avait en vue. Assis à son bureau dans sa maison à Pantalpré avec les deux jeunes femmes, Georges voulait préparer une fête inhabituelle dans le domaine idyllique de la famille Thoulain. C’était une famille connue dans la région pour ses excentricités, surtout celles des femmes, mais aussi pour sa générosité.

“Nous allons en faire une fête romaine,” dit Vérone. “Les invités doivent s’habiller en toge, mettre des branches de laurier derrière leurs oreilles et s’allonger sur les coudes dans l’herbe tout en buvant des coupes de vin.”

“Est-ce vraiment une bonne idée ?” demanda prudemment son père, car il connaissait trop bien le tempérament colérique de sa fille quand elle était contredite. "Qui sait quel froid il fera cette nuit-là ?"

"Froid ? Les gens ne le sentiront pas s’ils ont bu assez de vin," argumenta Vérone. "Et certainement pas si, après quelque temps, ils participent à une bacchanale, une véritable orgie comme personne à Spa-le-Ruisseau n'en a jamais connu."

"Vérone a raison," intervint Angèle. "Seulement ces toges... Je n'aime pas l'idée. Une orgie est censée se dérouler nue. Les gens doivent se déshabiller, sauter dans l'étang, puis faire l'amour sur l'herbe. De cette façon, cette fête sous la pleine lune est garantie d'être un succès jamais vu auparavant dans la région."

"Oh non !" dit Georges Thoulain, "et puis un certain nombre de filles tomberont enceintes contre leur gré cette nuit-la, et c'est moi qui en porterai la responsabilité... Et le curé, il va me damner et me menacer du feu de l'enfer ! Qui sait, il réussira peut-être à convaincre ses paroissiens de me couvrir de goudron et de plumes et de me chasser de Spa-le-Ruisseau pendant qu’ils me bottent le cul ?”

Angèle et Vérone étaient peut-être des femmes passionnées et libidineuses, mais elles étaient également intelligentes et, par moments, raisonnables. Ainsi, elles pouvaient comprendre le raisonnement de Georges. C’est pourquoi elles laissèrent à leur père anxieux l’organisation de la boum sous la pleine lune…

Ce que Georges Thoulain avait discuté avec ses filles devint un secret de polichinelle. Les plans que les femmes excentriques avaient déroulés, notamment l’orgie et la baignade nue dans l’étang suivie d’une sorte de sexe en groupe, firent une grande impression sur la population rurale. La fuite provenait probablement d’un des amants de Vérone, un certain Germain Dujardon d’Allequin. Vérone elle-même avait dit un jour:

“Si tu veux que tout le monde sache un secret que tu as, tu dois le dire à Germain et lui faire comprendre qu’il doit le garder secret. En un rien de temps, tout le monde le saura. C’est comme si Germain l’avait annoncé devant tout le monde sur une place de village.”

Quoi qu’il en soit, quelle que soit la cause de la fuite, toute la communauté de Spa-le-Ruisseau et même des villages et hameaux environnants était en émoi à cause de l’événement et attendait avec impatience une nuit pleine de mystère et de révélations de corps nus. François Pétaires, un jeune homme aux yeux brillants et aux rêves audacieux qui aimait boire une pinte de bière, reçut son invitation avec un mélange de surprise et d’enthousiasme.

“Cette boum pendant une nuit de pleine lune pourrait être le début d’une nouvelle vie,” pensa-t-il en enfilant des sous-vêtements propres et son plus beau costume devant le miroir. Son reflet le regardait avec impatience. “Je vais peut-être mettre de l’eau de toilette de la parfumerie de Sandra à Querempe,” se dit-il, “mais je ne dois pas en faire trop.”

Laurence Anniquet, une jeune fille au caractère bien trempé et au cœur ardent, vit l'invitation comme une occasion de révéler les secrets qui, selon la rumeur, se cachaient dans les recoins les plus sombres du manoir de Mouchefin. Alors qu'elle prenait son bain et se préparait à ce qui allait suivre en se rasant les aisselles et les jambes, elle jura :

"Ce soir, aucun mystère ne restera sans solution. Et quoi qu'il arrive, j'y participerai pleinement aux événements." La fête commença à la tombée de la nuit, sous la grande lune argentée qui regardait d'en haut. Des gens de tous les villages de la région, et même de la ville de Noissegne, fraîchement lavés et vêtus de leurs plus beaux vêtements, se rassemblèrent dans le jardin éclairé aux flambeaux autour de l'étang, où les rires et la musique créèrent une atmosphère enchanteresse.

François et Laurence, tous deux guidés par leurs propres impulsions, ne participèrent guère à la fête. Les gens se laissèrent aller, nageant dans l'étang, buvant, chantant et dansant... Plus tard dans la nuit, on entendit même des bruits d'amour dans les buissons.

"Croyez-vous aux légendes de la pleine lune ?" demanda François à un vieil homme de Pantalpré qui regardait le ciel nocturne.

“Chaque pleine lune apporte un changement profond, une opportunité pour ceux qui sont assez courageux pour la rechercher,” répondit le vieil homme, le regard perdu dans le ciel sombre. “C'est juste une question de croire et d'oser…”

Pendant ce temps, Laurence explorait tous les coins et recoins du manoir. Ses pas la conduisirent à une porte cachée derrière une étagère de la bibliothèque. Le cœur battant, elle tourna la clé rouillée qu'elle avait trouvée sur le sol dans la serrure apparemment bien huilée. Ce qu'elle trouva derrière cette porte surpassait toutes les histoires qui avaient été racontées : des globes terrestres anciens, un bureau rempli de vieilles cartes, de livres magiques et d'objets aux pouvoirs inimaginables…

François de son côté, poussé par les paroles du vieil homme, se tenait au bord de l'étang sous la pleine lune lorsqu'il sentit soudain une présence derrière lui. S’étant retourné, il vit une femme fort âgée, mais dont les yeux étaient pleins de vie.

‘Vous cherchez le changement, jeune homme,” dit-elle, “ et il est plus proche que vous ne le pensez.”

La femme offrit à François un disque métallique qui ressemblait à un médaillon. Même dans le froid de la nuit, c'était un objet qui rayonnait de chaleur. La femme assura à François que sa véritable valeur serait révélée avant le lever du soleil.

Pendant ce temps, dans le bureau secret, Laurence trouva un vieux journal d'un ancêtre de l'époque d'Henri IV. Le vieux manuscrit révéla la véritable nature de la fête : ce devait être une rencontre d'esprits et d'âmes désireux de se découvrir et de se changer.

Au fur et à mesure que la nuit avançait, les chemins de François et de Laurence se croisèrent, guidés par les indices et les conseils du livre ancien, la pleine lune et leurs mystérieuses rencontres avec la nature sur le domaine. En un clin d'œil, leurs âmes prirent contact, leur connexion était indubitable. Ils partagèrent leurs expériences et leurs découvertes et comprirent qu'ensemble, ils pourraient réaliser les changements auxquels ils aspiraient.

Alors que les premières lueurs de l'aube apparaissaient à l'horizon, la fête prit fin. La plupart des gens repartirent chez eux. Tout autour de l'étang, un certain nombre d'invités dormaient encore, la plupart d'entre eux à cause de leur stupeur ivre.

Mais pour François et Laurence, la boum nocturne organisée par Georges Thoulain n’était que le début d’une nouvelle vie. Avec le médaillon comme guide et le vieux livre comme carte, ils commencèrent une aventure qui les mènerait dans des coins oubliés du monde, à la recherche de sagesse, de force et d’amour.

La fête organisée par Georges Thoulain dans sa propriété de campagne la nuit de la pleine lune ne changea non seulement la vie de Laurence et François, mais elle suscita également l’espoir et le mystère dans le cœur de nombreux résidents de Spa-le-Ruisseau, Pantalpré, Querempe, Curange et même Noissegne. Au lever du soleil, plusieurs personnes conscientes découvrirent qu’elles avaient de nouveaux objectifs dans leur vie et des rêves à réaliser. Georges Thoulain n’était pas un véritable maître de l’occulte. Il n’avait aucune idée de ce qui se passait dans les ombres profondes du vieux manoir. Euphorique comme il l’était, il ne pouvait que rire du succès de la fête nocturne qu’il avait offerte aux gens au cœur généreux. À son insu, cette fête avait tissé le destin de beaucoup de fils de magie et de possibilités.

Des années plus tard, après presque vingt ans de vie commune, François et Laurence retournèrent dans la propriété de campagne de Mouchefin. Cette fois, ils ne cherchaient pas à découvrir des choses ou à rechercher l'inconnu, mais seulement à protéger les secrets qu'ils avaient révélés. Ils étaient prêts à guider la génération suivante sous la lumière d'une future pleine lune. La vieille maison de campagne était désormais une oasis de magie et de renouveau. À chaque pleine lune, elle s'épanouissait et témoignait du pouvoir de la recherche, de la découverte et surtout de celui de l'amour.

© Bruno Roggen, Anhée, 2025